UTAPI Opinions : En tant qu’infirmière autochtone, quel est mon rôle dans la décolonisation des soins de santé?
Novembre 2024 –
Utapi Consultants lance un premier article pour son segment UTAPI Opinions, écrit par des membres engagé.es. UTAPI Opinions se veut un espace pour exprimer son avis sur des enjeux autochtones dans différents domaines. Le premier article que nous vous proposons porte sur la sécurité culturelle en soins infirmiers et a été écrit par Kelly Bacon.
Considérer l’histoire
Le passé des Premiers Peuples n’est pas à négliger lorsqu’il est question de santé. Cette notion qui, à mes yeux, emprunte souvent une connotation coloniale peut être parfois un concept difficilement applicable dans la vie des Premières Nations. Un terme qui était vague autrefois puisque leur mode de vie leur permettait de vivre sans maladie ou presque, sans traitements sophistiqués ou médicaments conçus en laboratoire. Leur vie simple, mais ardue, les aidait à se sauver de plusieurs maux qui sont omniprésents dans cette ère moderne. Ces savoirs tirés des paroles et des expériences propres de mon arrière-grand-mère en territoire représentent des notions vitales à intégrer dans la vision actuelle des soins infirmiers. Donc, il peut être plus facile, en considérant ce contexte dans l’équation, de comprendre le manque d’engagement ou d’adhésion, parfois, aux plans de soins et traitements modernes proposés par les professionnel.les de la santé. Selon moi, il faut redonner la place qui a été volée aux Premiers Peuples et ce, même dans le domaine des soins et de ne jamais oublier les traces du passé, car celui-ci a nécessairement un impact sur les diverses sphères de leur santé.
Rôles
En tant que professionnelle autochtone dans les soins infirmiers, je dois prendre en considération plusieurs éléments pour offrir les soins les plus à la hauteur possible. La santé autochtone demeure un énorme enjeu avec son lot de défis, d’autant plus qu’« il est bien connu en effet que les conditions de vie et de santé de la population autochtone sont nettement inférieures à celles de la population canadienne : incidence plus élevée de maladies chroniques; problématiques psychosociales majeures; obésité́; séquelles des pensionnats; traumatismes intergénérationnels; espérance de vie moindre. » (CCDP 2013) Je ne peux me permettre d’omettre de prendre en considération ces inégalités reliées aux déterminants de la santé et des services sociaux. Conséquemment, il me revient, le cas échéant, de sensibiliser les autres professionnel.les à cette réalité, mais aussi sur d’autres sujets importants à considérer afin de mettre en lumière les enjeux autochtones que ce soit en fournissant des ressources ou par le biais d’une discussion.
Bien sûr, ma position s’exerce au-delà d’offrir des soins physiques uniquement. Bien souvent, l’attention est dirigée sur cet aspect alors que plusieurs blessures ne se soignent pas à l’aide de pansements ou de traitements. En effet, il suffit de penser aux répercussions des traumatismes intergénérationnels et des pensionnats qui sont loin d’être négligeables. C’est pourquoi ma façon de concevoir ma profession s’inscrit plutôt dans une vision globale priorisant, entre autres, le respect, la confiance, le partenariat, l’équité, l’écoute, l’empathie et l’honnêteté. Je trouve important de représenter les valeurs et visions de ma nation, mais aussi celles des patient.es et de leur famille. Afin d’éviter de perpétuer des pratiques coloniales, je m’inspire des contes et des récits que j’entends et notamment de l’approche holistique. Reading et Wien (2009) expliquent que « les idéologies autochtones adoptent un concept holistique de la santé qui reflète des dimensions physiques, spirituelles, affectives et psychologiques. » (Reading et Wien, 2009). Ceci implique d’intégrer une ouverture face à la médecine traditionnelle, à l’importance du territoire et à la cuisine autochtone. Ainsi, en respectant la culture dans son ensemble, on met nécessairement de l’avant le pouvoir d’agir et décisionnel des patient.es.
Par ailleurs, il n’est pas surprenant que la confiance entre le système de santé québécois et les membres des Premières Nations soit brisée à plusieurs niveaux. En quelque sorte, il s’agit d’un combat que mes collègues et moi-même expérimentons, car les manifestations de la crainte envers le système se remarquent continuellement. Subséquemment, je travaille, avec mes patient.es et leur famille, à reconstruire cette confiance et à miser sur la prévention et l’enseignement des concepts de santé tout en respectant leurs limites. De plus, certains indices témoignent de la persistance du racisme systémique dans les institutions de santé québécoises. En ce sens, Das Gupta (2009) affirme que « le racisme dans la profession infirmière prend de nombreuses formes, notamment la discrimination dans les pratiques d’embauche et de promotion, la discrimination vécue dans la pratique clinique comme le fait d’être infantilisé, marginalisé, rabaissé, insulté ou dégradé en raison de la race, de l’origine ethnique ou de la couleur. » [Traduction libre] Étant donné cette réalité encore observée, j’estime que mon rôle est de faire de l’éducation et mettre en lumière ce passé en faisant certains parallèles lorsqu’une situation l’exige pour tenter de réduire et voire éliminer la continuité de cette discrimination.
Rôles des professionnel.les allochtones
Le rôle des professionnel.les allochtones se joue également au niveau de l’approche, de la construction d’un lien de confiance ainsi que le maintien de celle-ci. Cela peut se faire de diverses façons, mais il est primordial, selon moi, d’avoir en tête certaines valeurs qui permettront de bâtir une meilleure relation entre les soignant.es et les patient.es. Les professionnel.les allochtones doivent faire preuve de respect, et ce, à grande échelle. Souvent, la culture prend une énorme place dans la manière de concevoir sa propre santé et peut venir teinter la motivation face à sa trajectoire de soins. L’intervenant.e doit de demeurer dans l’ouverture et dans l’écoute active. Malgré l’inconfort que nos différences peuvent parfois engendrer, celui-ci peut servir d’outil pour évoluer en tant que professionnel.le, mais aussi en tant qu’individu. Une étape à ne pas oublier est de se défaire de ses préjugés et de ses stéréotypes, et ce, aussi nombreux soient-ils et d’intervenir dans le non-jugement en tout temps.
De plus, une grande partie repose sur le fait admettre les torts qui ont été causés chez les Peuples autochtones et qui peuvent, encore à ce jour, les affecter. Il faut donc s’attendre à consacrer plus de temps avec les patient.es, ce qui représente un défi dans l’état du système de santé actuel, mais ne peut qu’apporter des bénéfices. Browne et al. (2016) rapportent que « repenser l’utilisation du temps dans la prestation des soins est une caractéristique essentielle des soins axés sur l’équité. La flexibilité est nécessaire pour favoriser la confiance avec les personnes qui sont souvent rejetées ou maltraitées au sein du système de santé. » [Traduction libre] À cela s’ajoute la barrière de la langue qui n’est pas sans conséquence. En effet, selon mon expérience, celle-ci provoque souvent un sentiment d’impuissance qui peut parfois se traduire, aux yeux des professionnel.les, par un manque de motivation ou d’engagement de la part des patient.es. La pertinence d’évaluer et de se questionner sur la nécessité de recourir à un.e interprète est donc fondamentale puisque cette présence peut amener un grand sentiment de sécurité auprès des patient.es. Il n’est malheureusement pas rare de constater que plusieurs « manquements » à des rendez-vous ou à des traitements sont en réalité engendrés par un manque de compréhension. La vigilance est donc de mise. Jour après jour, rebâtir une relation de confiance entre les professionnel.les allochtones et les Peuples autochtones, mais aussi avec le système de santé québécois, saura sans aucun doute provoquer de grands changements.
Conclusion
Finalement, exercer ma profession dans ma communauté et dans ma langue maternelle ne se compare pas. En effet, cette expérience amène ma pratique à un autre niveau et m’aide à cheminer en tant que professionnelle, mais surtout en tant que personne. Ma façon de travailler s’est transformée grâce à la clientèle autochtone, entre autres, en apprenant à ralentir et à prendre le temps avec elle. En d’autres mots, je mise maintenant surtout sur la qualité et non la quantité, chose qu’on voit malheureusement peu en milieu hospitalier. Je suis souvent confrontée à des situations suscitant des émotions désagréables; cependant, travailler auprès des miens est une façon d’aider mon prochain. L’une de mes missions est également de rester à l’affut des nouvelles entourant la santé autochtone et la sécurité culturelle et de m’éduquer sur les connaissances des pratiques traditionnelles afin d’en tenir compte dans mes interventions et de les partager avec l’équipe en place pour les patient.es. Consciente de la nature évolutive du domaine, je m’engage tout de même à continuellement offrir des soins équitables tout en m’assurant de garder mes connaissances à jour malgré mes propres origines autochtones. L’introspection occupe alors une grande place dans mon travail et je demeure, en tout temps, ouverte à accueillir des commentaires constructifs afin de m’améliorer.
Kelly Bacon –
Mon nom est Kelly Bacon, je suis maman d’un petit garçon et je suis originaire de la communauté innu de Pessamit située dans la région de la Côte-Nord. J’y ai grandi et passé toute mon enfance jusqu’à l’âge d’environ 14 ans pour ensuite déménager dans la ville de la Capitale-Nationale. Je suis infirmière depuis octobre 2019 et infirmière clinicienne depuis décembre 2021. Après presque deux années à pratiquer en milieu hospitalier, j’ai fait un virage vers la santé communautaire et plus particulièrement les soins à domicile à Pessamit. Depuis mai 2021, je fais plusieurs remplacements afin de pratiquer dans ma communauté et surtout dans ma langue maternelle. Il s’agit d’une chance à mes yeux et c’est la raison pour laquelle je n’ai pas de poste d’infirmière à Québec. Après mon baccalauréat en sciences infirmières, j’ai décidé de compléter un certificat en psychologie du développement humain afin de parfaire mes connaissances sur l’humain, d’autant plus que ce domaine relève d’une grande pertinence dans le monde des soins infirmiers.
Références
- Browne, A. J., Varcoe, C., Lavoie, J., Smye, V., Wong, S.T., Krause, M., Tu, D., Godwin, O., Khan, K. et Fridkin, A. (2016). Enhacing health care equity with Indigenous populations: evidence-based strategies from an ethnographic study. BMC Health Services Research, 16(544), 1-17.
- Lévesque, C., Cloutier, É., Sirois, T., Radu, I et Labrana, R. (2015). Récit d’une relation fructueuse entre des leaders autochtones, des intervenants et des chercheurs engagés dans une démarche de coproduction des connaissances : la création, la mise en œuvre et les réalisations de l’alliance de recherche ODENA. Gentelet, K., Basile, S. et Gros-Louis Mchugh, N.
- McGibbon, E., Mulaudzi, F. M, Didham, P., Barton, S. et Sochan, A. (2014). Toward decolonizing nursing: the colonization of nursing and strategies for increasing the counter-narrative. Nursing Inquiry, 21(3), 179-191. DOI: 10.1111/nin.12042
- Reading, C.L. et Wien, F., Inégalités en matière de santé et déterminants sociaux de la santé des peuples autochtones. Prince George (C.-B) : Centre de collaboration nationale de la santé autochtone.
Vous souhaitez partager votre expérience en lien avec des enjeux autochtones, et vous voudriez la partager sur la Plateforme UTAPI ? Écrivez-nous ici 🌻